Des vestiges du Bessel à l'entrée du port d'Audierne.

Publié le par DL

A Audierne, au gré des démaigrissements du banc de sable qui barre l'embouchure du Goyen, d'étranges vestiges apparaissent occasionnellement. 

Le 4 septembre 2019.

Il s'agit des restes du Bessel, navire de commerce norvégien, échoué à l'entrée du port d'Audierne en 1912.

Ce navire est construit en 1869 par les chantiers Readhead, Softley & Co à South Shields, au Nord-Est de l'Angleterre. Entre novembre 1865 et juillet 1872, cette entreprise lance pas moins de 87 navires. Celui qui nous intéresse est construit, à l'origine, pour le compte de Ostendorp & Co à Anvers, Belgique. Il est d'ailleurs tout d'abord baptisé Ville d'Anvers, et lancé le 26 juin 1869.

C'est un "trois-mâts-barque", sans autre moyen de propulsion que ses voiles. Il mesure 153 pieds de long, par 27,6 pieds de large et 16,0 pieds de creux (soit 46,63 m X 8,41 m X 4,88 m). Jauge brute: 468 tonneaux; jauge nette: 423 tonneaux (soit respectivement 1.324 m3 et 1.197 m3). Il est doté d'une coque en acier. D'allure générale, ce navire ressemble un peu au voilier français le Belem.

Oostendorp & Co, l'armateur du Ville d'Anvers est assez difficile à cerner. Fondée par Albert et Henri Oostendorp, cette entreprise, occasionnellement qualifiée de banque,  exerce surtout dans le commerce et l'exportation de viande vers le royaume de Belgique et l'Allemagne depuis l'Argentine, où la société possède une immense propriété agricole acquise également en 1869. On peut donc supposer que le Ville d'Anvers est alors destiné au transport de cette viande. Ce navire n'étant pas équipé d'un système de réfrigération, c'est vraisemblablement sous forme de conserves que la viande est alors transportée (en effet, le premier navire frigorifique ne sera lancé qu'en 1876).

Le Ville d'Anvers est vendu en 1882 à Carl H.H. Winters, armateur allemand basé à Elsfleth en Basse-Saxe, qui le rebaptise Bessel, sans doute en hommage à Friedrich Wilhelm Besssel, astronome allemand.

Le Bessel. Photo: collection H. Larsson-Feddes. Source:  https://www.sjohistorie.no

En 1891, le Bessel est vendu à Friedrich Hilken, de Vegesack, port en aval de Brême sur la Weser.

En 1899, le Bessel passe sous pavillon norvégien et devient tout d'abord propriété d'une compagnie maritime qui prend le nom du navire (A/S Bessel en français Société anonyme Bessel), dirigée par Nicolay Olsen de Tvedestrand, puis il devient propriété de Mathiesen Chr & J.K. Christophersen armateurs à Borøen et Tvedestrand.

Le Bessel. Photo: collection H. Larsson-Feddes. Sur cette photo, on reconnait le pavillon norvégien au sommet du mât d'artimon. Source:  https://www.sjohistorie.no

Le Bessel va désormais naviguer sous ce pavillon et pour cet armement.

Manœuvré par un équipage de 10 hommes, il est successivement commandé par H.M. Sorensen (1899-1902), E. Mathiesen (1902-1904), Erik M. Mathiesen (1904-1910), et par Johan Emanuel Mathiesen de 1910 jusqu'à son échouage à Audierne en 1912.

Johan Emanuel Mathiesen, a commencé sa carrière en 1891, alors âgé de 16 ans, sur le Thea, avant de la poursuivre sur des navires de différents armateurs. Il devient second en 1895, puis capitaine en 1900. Il commandera le Bessel une première fois pendant quelques mois en 1905-1906, avant de passer sur le Nordcap en 1906.

Johan Emanuel Mathiesen. Source:  https://www.sjohistorie.no

En 1912, il commande donc le Bessel lors d'une traversée entre Aruba et Nantes pour le transport de 738 tonnes de phosphates. Aruba est une île de la mer des Caraïbes, située à environ 25 kilomètres au nord du Venezuela et qui, à l'époque, fait partie des Antilles néerlandaises, l'un des états du Royaume des Pays Bas.

Partie occidentale des Antilles néerlandaises. Carte de 1805. L'île y est nommée Oruba au lieu de Aruba. Source: gallica.bnf.fr

Au XIX° siècle, la découverte, à Aruba, de gisements de phosphates qui seront exportés comme engrais, notamment vers l'Europe, procure à l'île une relative prospérité. 

Le 29 août 1912, le Bessel quitte donc le quai de Sint Nicolass (ou San Nicolas) à Aruba, chargé de 728 tonnes de phosphate en vrac, à destination de Nantes en "Loire Inférieure". Deux mois plus tard, le 28 octobre, le Bessel se trouve devant Audierne, alors qu'une tempête se lève.

C'est le capitaine Mathiesen lui-même qui fait le récit du naufrage de son navire dans le quotidien La Dépêche de Brest du 4 novembre 1912 (Dans le récit qui suit, le capitaine parle de 728 tonnes de phosphates, alors qu'on lit, ici ou là, que le Bessel transportait 838 tommes de phosphate. Le commandant du navire a-t-il raison, ou le journaliste qui a transcrit son récit s'est-il trompé ?).

Si la presse régionale fait état de ce naufrage, ou plus exactement de cet échouement, l'événement est aussi mentionné dès le 30 octobre dans la presse nationale, aussi bien à Paris qu'en province: La Lanterne (Paris); La Presse (Paris); Le Figaro (Paris); Le Gaulois (Paris); L'Echo d'Alger (Alger); L'Intransigeant (Paris); Le Petit Troyen (Troyes); Le Petit Caporal (Paris); L'Indépendant Rémois (Reims); Le Petit Provençal (Marseille). 

Aujourd'hui, on pourrait s'étonner de trouver le Bessel devant Audierne, alors qu'il est supposé venir d'une position Sud et que sa destination était Nantes (il y a environ 115 milles marins, soient 213 kilomètres entre Audierne et l'embouchure de la Loire). A l'époque, pour gagner du temps, les navires à voiles reliant l'Amérique du Sud à l'Europe profitent de la force du Gulf Stream qui leur permet de remonter plus facilement vers le Nord le long des côtes Est de l'Amérique, puis se servent des vents dominants d'Ouest de l'Atlantique Nord, quitte, une fois arrivés au niveau de l'Irlande, à devoir faire une route Sud pour redescendre vers le Golfe de Gascogne si leur destination le nécessite.

La tempête qui touche le Bessel le 28 octobre est la conséquence d'une dépression centrée au Sud-Ouest de l'Irlande. La Dépêche de Brest la signale dans son édition du 27 octobre et indique les pressions atmosphériques mesurées à Ouessant et à Lorient: 750 mm de mercure, soit environ 1.000 hPa. Dans son édition du lendemain, 28 octobre, le quotidien ajoute: "Depuis quelques jours, une pluie torrentielle ne cesse de tomber. Une tempête souffle de l'Ouest. Le canal de Nantes à Brest déborde en plusieurs endroits, causant des pertes assez considérables.".

Si le capitaine Mathiesen rend hommage aux sauveteurs d'Audierne, dans son édition du 30 octobre, le quotidien L'Ouest Eclair évoque quand à lui l'intervention des douaniers avec leur canon-amarre.

Dans ce court article de l'Ouest-Eclair, on ne situe pas bien "Corneville" en face de quoi l'équipage jeta l'ancre !

Les douaniers d'Audierne, entourés de curieux, sans doute sur la plage de Trescadec, dans un exercice de canon porte-amarre.

Bien évidemment, c'est surtout au courage de l'équipage du canot de sauvetage Général Béziat, commandé par François Autret, que les marins du Bessel doivent leur survie.

Le canot de sauvetage d'Audierne lors d'une sortie. 

Photos ci-dessus: le canot Général Béziat prêt à porter assistance à des pêcheurs qui rentrent au port lors de leur passage de la barre d'Audierne.

Les Annales du Sauvetage Maritime, dans leur livraison du dernier trimestre de 1912, font mention de ce sauvetage.

Le récit du capitaine Mathiesen dans La Dépêche de Brest s'arrête au moment où son équipage et lui sont mis hors de danger par les sauveteurs du canot Général Béziat. Mais l'affaire ne s'arrête pas là, loin s'en faut.

Quand les marins norvégiens abandonnent le navire, celui-ci se trouve à l'extrémité du môle du Raoulic, comme le précise La Dépêche de Brest du 30 octobre:

La tempête continue de souffler: La Dépêche de Brest du 29 octobre mentionne un vent fort ou très fort pour le Sud de la Bretagne. Le Bessel est poussé par le vent vers l'intérieur du port (La Dépêche de Brest du 30 octobre):

Voilà donc le Bessel immobilisé dans l'entrée du port. Il n'est pas seulement échoué: selon La Dépêche de Brest du 4 novembre, une voie d'eau s'est ouverte et la quille est entrée à l'intérieur de la coque.

S'il n'interdit pas l'entrée au port aux autres embarcations ou leur sortie, le Bessel représente un danger. Le 3 novembre, le capitaine est invité à débarrasser le chenal par Caroff, maître de port à Audierne. Le capitaine et le représentant de l'armateur informent alors celui-ci que le navire et sa cargaison ont été vendus à Antoine Albaret, mécanicien à Audierne. Le 8 novembre, celui-ci est mis en demeure d'enlever l'épave.

Naufrage du "Bessel" à Audierne en 1912. Plaque photographique de Jacques de Thézac. Fonds Jacques de Thézac / Abris du Marin. Collection Musée départemental breton, Quimper.

Il faut attendre le 24 novembre pour qu'il tente de dégager le Bessel avec le concours de deux bâtiments à vapeur habituellement chargés de la ligne Brest-Audierne, Ar Sterenden et Bellilois. Le navire a été allégé d'une partie de sa cargaison de phosphate (200 tonnes), et on parvient à le déplacer de 250 mètres vers l'intérieur du port. Mais il se met en travers et obstrue le chenal. Toutes les nouvelles tentatives entreprises le 25 novembre échouent. 

Deux jours plus tard, arguant d'un article du Code du commerce relatif aux navires échoués, le nouveau propriétaire informe officiellement le maître de port que, ses tentatives n'ayant pas abouti, il fait abandon de tous ses droits sur le navire. Autrement dit, il laisse l'administration se débrouiller pour régler le problème.

Bien évidemment, l'administration tergiverse et la situation n'évolue pas, l'épave demeure au milieu du chenal et bloque le port d'Audierne. Alors, les politiques s'en mêlent: Georges Le Bail, député, et Maurice Fenoux, sénateur, interviennent auprès du ministre des travaux publics, comme le rapporte l'hebdomadaire Le Citoyen du 22 février 1913.

L'intervention de Georges Le Bail et Maurice Fenoux est relativement efficace puisque, le 15 février 1913, le préfet du Finistère prend un arrêté invitant le service des Ponts et Chaussées à faire enlever d'office l'épave du Bessel et met les frais de l'opération à la charge d'Antoine Albaret, propriétaire de l'épave. Un marché est passé avec un entrepreneur privé pour procéder à la démolition du Bessel (L'Ouest Eclair du 10 mars 1913). L'opération se déroule en deux temps, l'entrepreneur ne disposant pas de suffisamment d'explosifs (Le Citoyen du 15 mars 1913).

Antoine Albaret, mécanicien à Audierne, qui avait acheté l'épave et sa cargaison en novembre 1912,  n'est pas pour autant tiré d'affaire. Après d'incompréhensibles divergences d'appréciation des textes réglementaires par les diverses administrations concernées, c'est le Conseil d'Etat qui finit par dire le droit en juillet 1913 et par débouter le sieur Albaret de ses prétentions.

Le Conseil d'Etat s'appuie sur le fait que le Bessel, au moment de son second échouement, le 25 novembre 1912, n'avait plus d'équipage, appartenait à une personne n'ayant pas la qualité d'armateur, et qu'il ne s'agissait donc plus alors d'un navire, mais d'une simple épave à quoi l'article du Code du commerce dont le prévalait l'acheteur ne pouvait s'appliquer. Victoire à la Pyrrhus, puisque si Antoine Albaret est déclaré financièrement redevable des frais d'enlèvement de l'épave (21.551,41 francs en principal), il se révèle aussi "notablement" insolvable (Recueil des arrêtes du Conseil d'Etat. 1918).

C'est donc fait, le Bessel a bel et bien été détruit et n'encombre plus l'entrée du port d'Audierne, même si des vestiges réapparaissent de temps à autres lors de dragages du banc de sable qui obstrue le chenal ou à l'occasion de coups de houle qui les dégagent partiellement. C'est notamment le cas en septembre 1978, quand la drague Le Goyen, lors d'une de ses missions, ramène une partie d'un des mâts et quelques pièces en bon état de conservation, qui sont depuis visibles au Musée maritime du Cap Sizun à Audierne (Voir aussi, en fin de cet article, les liens vers la presse contemporaine). 

Que deviennent les principaux acteurs de cet événement ?

Le capitaine Mathiesen, qui commandait le Bessel lors de son échouement, poursuit sa carrière en naviguant sur différents navires, en tant qu'officier, jusqu'à la fin de la première guerre mondiale.

Les matelots du canot de sauvetage Général Béziat sont décorés (Annales du sauvetage maritime du 3ème trimestre 1912).

Et le canot de sauvetage Général Béziat reçoit le Prix du Vice-Amiral Lalande , doté de 800 francs (Annales du sauvetage maritime du 2ème trimestre 1913).

Quant à Antoine Albaret, l'acheteur de l'épave du Bessel, on le retrouve en 1921 et 1929, associé à Joseph Kerloch dans une entreprise de démolition d'épaves et de réparation, d'abord à Lanildut puis à Brest. Antoine Albaret et Joseph Kerloch sont également armateurs de la Belle Rose, gabare motorisée, servant au relèvement des épaves et au chargement de sable dans l'Aber Ildut. 

Liens:

Le Télégramme, le 9 juillet 2015: Dragage. Le Bessel mis au jour à Audierne.

Ouest France, le 10 juillet 2015: Des restes du Bessel ont été de nouveau remontés

Musée maritime du Cap Sizun: Le naufrage du Bessel

Musée départemental breton - Quimper: Fonds Jacques de Thézac

Chantiers navals de la Tyne: Le Ville d'Anvers

Site EPAVES: S.V. Bessel

Sjohistorie: Jernbark Bessel

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