Île de Sein. Le moulin du Nifran
Ce n'est pas le monument le plus connu ni le plus visité de l'Île de Sein dans le Finistère: le moulin à vent du Nifran ou ce qu'il en reste.
Le moulin du Nifran est situé dans le secteur le moins densément construit au Nord du bourg et dans la partie la plus élevée de l'île (± 10 mètres).
Le moulin du Nifran, ici cerclé de jaune. Source: geoportail.gouv.fr
Le Nifran est un lieu où se trouvait un tumulus recouvrant des sépultures et sur lequel a été construit une croix.
En dépit de son état très dégradé, ce moulin n'est pas très ancien. Il n'a été construit qu'en 1876-1877 par le maire de l'époque, Jean Pascal Milliner. C'est le premier et seul moulin à vent construit sur l'île.
Sous l'ancien régime, les moulins, qu'ils soient à eau ou à vent, étaient construits par le seigneur d'un lieu, qu'il s'agisse d'un noble ou d'une institution religieuse qui, seuls, avaient les moyens et le droit de le faire. Ainsi, l'île d'Ouessant, où le pouvoir temporel se partageait entre l'évêque du Léon et différents seigneurs, eut, dès le 17° siècle, des grands moulins à vent banaux, puis, au début du 19° siècle, de petits moulins individuels (jusqu'à une centaine) pouvant être manœuvrés par une personne seule (1).
Si l'on sait que l'Île de Sein a dépendu de l'abbaye de Landévennec qui y avait établi un prieuré, elle était à la fois trop petite, trop difficile d'accès et trop pauvre pour avoir intéressé un potentiel seigneur. Avant la révolution, l'île relevait donc directement du roi qui n'y fit pas édifier de moulin à vent. On n'y construisit pas non plus de petits moulins semblables à ceux d'Ouessant.
Avant la construction du moulin du Nifran sur l'Île de Sein, on n'y produisait de la farine qu'au moyen d'un équipement présent dans chaque foyer, appelé le braou et actionné à la main par les sénanes. Hyacinthe Le Carguet, percepteur du canton de Pont-Croix et archéologue amateur qui, à l'instar de monsieur Jourdain, faisait de la sociologie et de l'ethnologie sans le savoir, a donné une description de ce "broyeur de l'Île de Sein".
Hyacinthe Le Carguet. Dans le bulletin de la Société archéologique du Finistère. 1893.
En fait, pour faire du pain, on ne broyait avec ce braou que de l'orge, seule céréale qu'on parvenait à faire pousser sur l'île, mais en quantité insuffisante ne permettant de couvrir qu'environ un tiers des besoins. C'est pourquoi, compte tenu de la forte implication des marins de l'île dans le sauvetage des bâtiments en détresse, aux 18° et 19° siècles, la marine à Brest livrait la population en biscuit de mer (2), lard et légumes, et parfois en orge et seigle (3).
A partir des années 1850, des marins de Loguivy (les "paimpolais") commencent à venir sur l'île pour pêcher homards et langoustes de la Chaussée de Sein. Ils prennent peu à peu l'habitude de venir en famille, et pendant la saison de pêche, la population de l'île double, passant d'environ 500 à 1.000 habitants. Les sénanes réservent pour leur famille l'orge qu'elles cultivent, et pour nourrir autant de monde, dont le pain constitue la base de la nourriture, il faut importer du grain sur l'île. Les braou ne suffisant plus pour moudre autant de céréales, elles sont envoyées sur le continent et en reviennent sous forme de farine (témoignage d'une descendante de Jean Pascal Milliner en marge d'une généalogie (4).
L'île de Sein - Le port - Le mouillage des Paimpolais.
Donc, en 1876, Jean Pascal Milliner demande au préfet l'autorisation de bâtir un moulin à vent sur l'Île de Sein. Jean Pascal Milliner est alors maire de l'Île et, on ne s'en étonnera pas, le conseil municipal, dans une délibération du 17 octobre considère que « il est reconnu que le moulin à vent que le Sieur Milliner se propose de bâtir, loin de présenter des inconvénients pour la navigation, pourrait, au contraire, être utile aux navires venant du Sud chercher le Raz ». (5)
Compte tenu de la technicité qu'un tel équipement requiert, il fait sans doute appel à un spécialiste venu du continent. Le moulin est inauguré le 19 mars 1877.
Paul Gruyer (1868-1930). Le moulin du Nifran. Source: Musée de Bretagne.
Cette photographie de Paul Gruyer, tirée d'un négatif sur plaque de verre, est la plus ancienne que l'on connaisse du moulin du Nifran. Elle date probablement de la fin des années 1880, époque à laquelle son auteur visite l'île et publie, en 1890, un article sur l'Île de Sein dans le Dictionnaire géographique et administratif de la France (6).
Le détail de cette photographie montre la queue du moulin (ou timon) qui, fixée à la charpente du toit, permet d'orienter les ailes dans le sens du vent depuis le sol. Le toit, vraisemblablement couvert en bardeaux de châtaignier plus légers que l'ardoise, repose, au sommet de la tour, sur un "rail" circulaire en bois enduit de graisse. La tour du moulin est équipée de deux entrées diamétralement opposées pour que l'une soit accessible quand les ailes tournent devant l'autre. Une niche extérieure au dessus de chaque entrée devait abriter la statue d'un saint protecteur du moulin.
Niche au dessus de l'entrée Sud.
L'usage est respecté qui veut qu'un linteau au-dessus d'une porte soit gravé du nom du propriétaire et de la date de construction. Très dégradé par les intempéries, ce linteau est devenu presque illisible. Mais on peut déchiffrer "JP M PM 19 MARS 1877".
Linteau gravé au-dessus de l'entrée Sud.
Qui est Jean Pascal Milliner qui a fait construire le moulin du Nifran ?
Il est né sur l'île le 23 mars 1845, fils de Noël Milliner et de Marie Marguerite Piton. Alors que Jean Pascal n'a que 8 ans, son père disparaît en mer, comme avait disparu en mer avant lui son grand père Guénolé. Jean Pascal devient, lui aussi, marin, comme tous les hommes de l'île. Il épouse Pauline Menou le 19 novembre 1865. Comme tout marin, il fait le service militaire dans la marine de l'Etat: en octobre 1866, lors de la naissance de son fils Jean Noël, il est "au service des équipages de la flotte à Toulon", et en août 1870, lors de celle de son fils Guénolé Marie, il est "actuellement au service de l'état à Brest". Quatre autres enfants naîtront de l'union de Jean Pascal et Pauline.
L'arsenal de Brest. 1864. Source: www.meretmarine.com
Il est maire de 1875 à 1881, puis de 1888 à 1889 et à nouveau de 1896 à 1903. En 1877, il est président de la station de l'Île de Sein de la Société Centrale des naufragés.
Pour faire fonctionner son moulin, il emploie un meunier. En 1881, c'est Jean-Guillaume Bernard, 46 ans, originaire de Primelin, qui habite avec la famille Milliner.
Île de Sein. Recensement de population. 1881. Source: archives.finistere.fr
Jean Guillaume Bernard figure encore comme meunier au recensement de population de l'Île de Sein en 1886.
Île de Sein. Recensement de population. 1886. Source: archives.finistere.fr
Mais il ne figure plus aucun meunier au recensement de population de l'Île de Sein en 1891. En revanche, cette année là, Jean Guillaume Bernard figure comme meunier au recensement de Primelin. Le moulin du Nifran a sans doute cessé de fonctionner.
D'ailleurs, en 1890, Paul Gruyer écrit déjà: « Il n’y a non plus, bien entendu, aucune source, et, en dehors de l’eau de pluie, la seule eau potable vient du continent. De même, le pain et toutes les provisions arrivent deux fois par semaine d’Audierne, par le bateau-courrier ; il est difficile d’en faire d’avance beaucoup de réserves, car l’humidité de l’air gâte tout ; aussi le principal danger que courent les îliens est de mourir de faim quand, parfois, durant des semaines entières, ils sont séparés du reste du monde par les vagues furieuses ; il est arrivé aussi que, dans les raz de marée, l’océan a passé par-dessus l’île, inondant les maisons, éteignant le phare.» (7). Si on importe le pain du continent, c'est qu'on ne moud plus le grain au moulin du Nifran.
Sur le détail de la photo de Paul Gruyer, on peut remarquer qu'il manque beaucoup d'échelons sur l'aile en bas à gauche, ce qui laisse présumer que le moulin, ne pouvant plus être équipé de ses toiles, n'est déjà plus utilisé à cette époque.
Laissé à l'abandon, le moulin se dégrade d'autant plus rapidement que l'île est régulièrement soumise à des conditions météorologiques extrêmes.
Le Figaro. 10 décembre 1896. Source: gallica.bnf.fr
C'est peut être au cours de cette terrible tempête de décembre 1896 que le moulin du Nifran a perdu sa couverture, ses ailes et son timon.
Le préfet n'oublie pas les habitants et intervient auprès de la marine à Brest pour la faire ravitailler.
La Dépêche de Brest. 12 décembre 1896. Source: gallica.bnf.fr
Nouvelle tempête exceptionnelle en février 1899 (le toit du sémaphore de Penmarc'h est arraché et le bâtiment noyé). De nouveau, l'île doit être ravitaillée.
Le Mémorial des Pyrénées. 17 février 1899. Source: gallica.bnf.fr
Photo Jacques de Thézac. Source: Musée départemental breton.
Un an plus tard, une nouvelle tempête isole l'île qui doit être encore ravitaillée.
Le Matin. 23 février 1900. Source: gallica.bnf.fr
D'autres tempêtes, notamment en 1903, 1913 et 1926, empêchant la liaison habituelle entre l'île de Sein et le continent contraindront les autorités à venir au secours de la population.
Le moulin continue de se dégrader. Un projet de restauration a été évoqué en janvier 2015 par l'association Cap sur les Moulins (8).
Liens:
https://patrimoine.bzh/gertrude-diffusion/dossier/IA00006211