L'usine de l'îlot Saint-Michel à Douarnenez.

Publié le par DL

A Douarnenez, le 8 mars 2020, face au port de Tréboul et entre la cale du Guet et l'île Tristan, à marée haute, des vestiges de maçonnerie émergent de quelques dizaines de centimètres de la mer.

Vue prise de Tréboul. 8 mars 2020.

Ces vestiges se trouvent sur l'îlot Saint-Michel, parfois appelé l'île Saint-Michel.

Au point de vue topographique, l'îlot Saint-Michel fait partie d'un haut-fond rocheux qui relie sans discontinuité la pointe du Guet de Douarnenez à l'île Tristan.

Sur cette photo aérienne, on distingue nettement le haut fond rocheux entre la pointe du Guet et l'île Tristan. Source: I.G.N. / Géoportail

Si l'on sait qu'une usine a été bâtie sur cet îlot au 19° siècle, il est assez difficile d'en cerner l'histoire, tant les archives qui la concernent sont rares.

A marée basse, face à la cale du Guet (à droite), l'usine de l'île Saint-Michel. Le haut fond rocheux est alors à découvert.

Selon Henri Bourde de la Rogerie, «L'îlot de Saint-Michel [...] fit partie du domaine de l'Etat jusqu'à 1848, date de sa concession à une fabrique de conserves. Des endiguements autorisés en 1853 ont notablement augmenté la superficie et la valeur de ce rocher.» ("Le prieuré de Saint-Tutuarn ou de l'île Tristan". Bulletin de la Société Archéologique du Finistère de 1905, page 242.)

Toutefois, rien n'indique qu'une "fabrique de conserves" soit bâtie sur l'îlot Saint-Michel dès 1853.

A Douarnenez, premier port sardinier de France dans la première moitié du 19° siècle, c'est encore la technique de la presse qui prévaut pour conserver la sardine (150 ateliers en 1832, 90.000 barils de 80 kg en 1850). 

Douarnenez, premier port sardinier de France.

Le pressage des sardines consiste à les entasser, mêlées à du gros sel dans des barils, et à les presser pendant 8 à 10 jours au moyen d'une poutre lestée. Leur huile, qui s'écoule alors par les trous percés au fond du baril, est récupérée pour servir dans les lampes à huile. Les sardines ainsi traitées peuvent se conserver plusieurs mois et s'exportent même à l'étranger.

Depuis les années 1830, un nouveau procédé se développe, l'appertisation, qui consiste à stériliser les sardines par la chaleur dans des boîtes en fer blanc remplies d'huile et au couvercle scellé par soudure puis par sertissage. Cette nouvelle méthode de conservation des poissons, inaugurée à Nantes, gagne progressivement toute la côte atlantique et arrive à Tréboul en 1853, avant que n'ouvrent les premières "fritures" dans Douarnenez même à partir de 1860.

Les Chancerelle ouvrent une première usine dès 1866 à Douarnenez.

On n'a de certitude sur l'ouverture d'une usine sur l'îlot Saint-Michel par un certain Le Gall qu'en 1879-1880 (Archives départementales du Finistère et archives municipales de Douarnenez, citées par Jean-Michel Le Boulanger dans "Douarnenez de 1800 à nos jours" page 98).

On imagine l'ampleur et la difficulté relative des travaux d'endiguement et de remblai qui ont été nécessaires pour aménager la plateforme appelée à recevoir cette usine, puis les travaux de construction des bâtiments eux-mêmes. Les matériaux ont vraisemblablement été charroyés depuis la cale du Guet uniquement lorsque les coefficients et les horaires de marée permettaient aux attelages de tombereaux d'accéder à l'îlot à pieds (presque) secs.

Il n'est donc pas surprenant qu'il ait fallu attendre 26 ans après l'autorisation d'endiguement donnée en 1853 pour que l'usine soit prête à fonctionner en 1879. Quoi qu'il en soit, en 1880, c'est fait, Henri Le Gall a obtenu sans difficulté l'autorisation d'ouvrir sa "friture" sur l'îlot Saint Michel. Il faut dire que son établissement ne gêne personne, contrairement à d'autres, dans Douarnenez même, qui font face à l'opposition de riverains disant redouter les odeurs, les fumées et les risques d'incendie.

L'usine Le Gall, sur l'îlot Saint Michel (cerclée de rouge), et à droite de cette carte postale, d'autres "fritures les pieds dans l'eau", sur la rive droite du Port Rhu ou "rivière de Pouldavid" (à l'emplacement de l'actuel boulevard Camille Réaud). Derrière et à droite de l'usine Le Gall, on voit les bâtiments d'une autre usine de conserves, établie en 1860 par Gustave Le Guillou de Penanros sur l'île Tristan.

On pourrait s'étonner du choix d'implanter une usine sur un si petit espace isolé par la mer à chaque marée, avec toutes les difficultés que cette insularité entraîne pour les approvisionnements en matières premières, en combustible pour les chaudières d'appertisation, pour le transport de la main d'œuvre, pour celui des produits finis, etc. L'avantage de ne pas incommoder le voisinage paraît de bien peu de poids face à ces inconvénients.

Mais aux yeux de Henri Le Gall, cette situation a sans doute constitué un atout non négligeable: son îlot et son usine se trouvent aux avant-postes à l'heure du retour au port des pêcheurs, les chaloupes pleines de sardines. En ces temps de concurrence féroce entre conserveurs, c'est important.

"Douarnenez - Les Commises des Confiseries de Sardines achetant le poisson au passage des bateaux à l'extrémité du môle" 

"Industrie Sardinière en Bretagne - Les Commises des Usines achetant aux enchères, les Sardines à la rentrée des Bateaux de pêche" (La scène se déroule également à Douarnenez)

D'ailleurs, la rade qui se trouve à l'Est de l'îlot, dite "rade du Guet", sert de mouillage à une partie de la flotte sardinière. La proximité de l'usine est peut-être également un atout pour ces pêcheurs.

"Douarnenez - Le mouillage de Saint-Michel". Une partie de la flotte sardinière mouille dans la rade du Guet, relativement abritée. Sur la droite de l'île Tristan, on aperçoit l'îlot du Flimiou avant qu'une jetée ne le relie à la terre. Source: Musée de Bretagne.

A l'Est de l'îlot Saint-Michel, du côté de la rade du Guet (ou "mouillage de Saint-Michel"), une cale servant à l'accostage des barques et au déchargement des sardines avait été aménagée.

La cale, à la pente assez raide. Carte postale "Douarnenez Ile Saint-Michel et île Tristan" Détail.

De quoi se composait cette usine ? Pour autant qu'on puisse en juger d'après les photos et cartes postales disponibles, elle comportait des bâtiments industriels et une maison d'habitation.

La maison d'habitation.

Sa façade principale, orientée classiquement au Sud pour profiter de la chaleur et de la lumière du soleil, a des murs enduits et sans doute chaulés ou peints en blanc. Elle comporte un rez-de-chaussée et un étage, couvert d'une toiture d'ardoises à deux pans, percée de deux lucarnes. 

Son organisation est classique pour l'époque: entrée en milieu de façade, une pièce de chaque côté du couloir central, sans doute un escalier au fond du couloir, desservant deux ou trois pièces à l'étage. Une cheminée à chacun des pignons.

Il s'agit probablement du logis du propriétaire, d'un contremaître ou d'un gardien et de sa famille.

La maison d'habitation. Carte postale "Douarnenez. L'île Tristan et l'île Saint-Michel. Vue prise de la cale du Guet". Détail.

Les bâtiments industriels.

On distingue 3 bâtiments principaux. Ils font apparemment tous la même longueur.

Le premier (bâtiment n° 1), accolé à l'arrière de la maison d'habitation, est deux fois plus large que celle-ci (voir la photo ci-dessus). Couvert d'un toit à une seule pente, il jouxte apparemment un espace découvert. Une porte dans le mur Ouest qui clôt cet espace découvert permet certainement d'accéder à un appentis extérieur qui pourrait être une réserve de bois de chauffage. 

Façade Ouest de l'usine de l'îlot Saint Michel. Carte postale "Douarnenez. Le mouillage de Saint-Michel". Détail.

Sur d'autres photos, on voit ce qui est vraisemblablement une cheminée de forme plus ou moins pyramidale, au-dessus de ce premier espace découvert. C'est donc probablement là que se trouvait la chaudière pour l'ébouillantage en autoclave des boîtes de sardines.

La cheminée. Cartes postales "Douarnenez. L'île Tristan vue de la cale du Guet" et "Douarnenez. Vue générale prise de Tréboul. L'île Saint-Michel". Détails.

Une salle d'ébullition dans une autre usine de Douarnenez.

Le bâtiment n° 2 est de loin  le plus imposant. Couvert d'un toit d'ardoises à quatre pans, il comporte visiblement un rez-de-chaussée et un étage, et ses deux pignons, Ouest et Est, sont percés de fenêtres sur sur les deux niveaux. On peut soupçonner la présence de lucarnes sur la toiture.

Les façades Ouest et Est du bâtiment n° 2. Cartes postales "Douarnenez. Le mouillage de Saint-Michel" et "Douarnenez. Un coin de la plage des Dames". Détails.

Une porte simple se trouve sur le pignon Est, du côté de la rade du Guet, et une autre, à double battant, sur le pignon Ouest, du côté de Tréboul, donne accès à une rampe inclinée qui permettait sans doute le transport de produits et marchandises à marée basse depuis ou jusqu'à la cale du Guet.

Faute de plus d'informations, la fonction précise de ce bâtiment reste indéterminée.

Le bâtiment n°3 est aussi long, mais moins large que le bâtiment n°2, et il comporte également deux niveaux. Lui aussi couvert d'un toit à quatre pans en ardoises, il est équipé de deux cheminées sur sa façade Nord, côté île Tristan. Une porte sur son pignon Ouest donne accès à l'extérieur.

Le bâtiment n° 3 vu de l'Ouest. Carte postale "Douarnenez. Le mouillage de Saint-Michel". Détail. On ne dispose pas de vue du pignon Est suffisamment lisible.

La fonction de ce bâtiment n°3 reste également indéterminée.

Entre les bâtiments n° 2 et n°3, un espace non couvert (une "cour") servait certainement à l'étêtage et au séchage des sardines, premières étapes de la préparation. Elle n'est fermée par un haut mur que du côté Ouest.

Etêtage et séchage des sardines, ici, dans une autre usine de Douarnenez.

Les bâtiments n°2 et n°3 abritaient donc les étapes suivantes de fabrication: engrillage des sardines, mise en boîte, huilage, soudure ou sertissage des boîtes, nettoyage des boîtes, etc.

Dans une autre usine de Douarnenez, les ouvrières, coiffées de la penn sardin, mettent les poissons en boîtes.

En 1887, Henri Le Gall vend son usine à Eugène Péreire. Que se passa-t-il pour que le conserveur, qui avait ouvert son établissement en 1880, cède son affaire aussi rapidement ? Mauvaise gestion ? Difficultés financières ? Problèmes d'ordre familial ? Apparitions et disparitions de la sardine trop erratiques dans le Finistère?

Quoi qu'il en soit, c'est Eugène Pereire, alors président de la Compagnie générale transatlantique, de la Banque transatlantique et intéressé à divers titres  dans une multitude d'autres sociétés, qui devient ainsi conserveur à Douarnenez. Dix ans plus tôt, il avait déjà tenté de s'y implanter, mais en vain. 

Eugène Péreire.

Lorsqu'en 1890 la Société générale d’industrie sardinière de France, « Sardine Union Limited », est créée à l'instigation du financier pour défendre les intérêts de tous les conserveurs de France, son usine de l'île Saint-Michel figure dans la liste des adhérents, au même titre que son usine de Larmor dans le Morbihan.

The Freeman's Journal de Dublin du 7 juillet 1890. Source: The British newspaper archive.

Eugène Pereire décède le 20 mars 1908 à Paris. Que devient son usine de l'île Saint-Michel ? Il semble qu'elle ne soit plus en activité en 1917 (Source: http://jose.chapalain.free.fr).

Ses bâtiments ne tardent pas à se dégrader et elle serait en ruine en 1926 (même source).

Il semble qu'il y ait des trous dans la toiture du grand bâtiment de l'usine (bâtiment n°2), et qu'une partie du pignon Est du bâtiment n°3 se soit écroulée. Carte postale "Douarnenez. Un coin de la plage des Dames" Détail.

Toutefois, si les bâtiments industriels se détériorent, la maison d'habitation est encore occupée. Au recensement de Douarnenez de 1926, deux familles de respectivement 7 et 4 personnes habitent l'île Saint-Michel (Source: Archives départementales du Finistère, citée par http://jose.chapalain.free.fr). 

Photo aérienne du 26/09/1929. L'usine semble encore debout, même si elle est en mauvais état. Source: https://remonterletemps.ign.fr/

C'est au cours de la seconde guerre mondiale que les occupants allemands achèveront ce qui restait de l'usine de l'îlot Saint-Michel en rasant les bâtiments et la maison d'habitation qui gênaient l'angle de tir de l'artillerie installée dans l'île Tristan.

Photo aérienne du 09/08/1947. L'usine a été rasée. On voit que la rade du Guet sert toujours de mouillage à des bateaux. Source: https://remonterletemps.ign.fr/

Aujourd'hui, les seules traces matérielles qui rappellent le souvenir de la conserverie Le Gall sont quelques maçonneries entre la cale du Guet et l'île Tristan. Il reste aussi des images sous forme de cartes postales qui attestent que sur ce minuscule îlot, il y eut une usine où des hommes, et surtout des femmes, ont contribué à la prospérité de Douarnenez, souvent pour des salaires de misère. En voici un diaporama, à visionner, de préférence, en "plein écran":

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